Ou pourquoi les superhéros ne devraient pas poser les carreaux dans leur cuisine
En 2019, plus de 30 % des propriétaires canadiens ont dépensé au moins 5 000 $ en rénovations résidentielles. Et beaucoup ont fait les travaux eux-mêmes. Était-ce du temps bien investi? Les pays doivent-ils se poser la même question quant à la production de biens?
L’appartement défraîchi de Peter Parker
Supposons que Spider-Man, ou plutôt Peter Parker, ait rassemblé assez d’argent pour s’acheter un appartement. Il vit à New York, donc ce n’est pas gagné d’avance – même pour un superhéros. En effet, il y a de fortes chances que le logis ait besoin de travaux. Grâce à ses superpouvoirs, Peter ferait sans doute un travail fabuleux en posant lui-même les carreaux du dosseret de la cuisine.
Alors que notre héros mange une pointe de pizza en attendant que le coulis sèche, le Bouffon vert et le Dr Octopus font des ravages et des victimes dans la ville. L’heure est venue pour Peter de mettre son costume rouge et bleu et d’affronter les méchants! C’est aussi le temps de faire appel à un entrepreneur.
Peter Parker est loin d’être riche, mais il est préférable pour lui et pour sa réputation de perdre l’occasion d’épargner un peu d’argent en faisant lui-même ses travaux de rénovation. Le renoncement à ces économies s’apparente à ce que les économistes appellent le « coût d’opportunité », c’est-à-dire une circonstance favorable à laquelle une personne ou une entreprise renonce afin de profiter d’une autre occasion qui serait plus opportune. D’ailleurs, le résultat de choix semblables peut être observé dans l’économie d’un pays.
Produire au pays ou importer?
Au cours des deux décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale, des centaines de constructeurs automobiles ont surgi en Occident, en Russie et au Japon – et sont disparus presque aussi rapidement. À cette époque, la fabrication d’automobiles était encore une industrie localisée et artisanale. Le transport des véhicules étant coûteux, il semblait logique d’acheter une voiture construite localement (même si elle était incapable de monter la moindre côte!). Toutefois, même les automobiles locales les moins chères auraient été trop dispendieuses pour la grande majorité des gens.
La maxime de tout chef de famille prudent est de ne jamais essayer de faire chez soi la chose qui lui coûtera moins à acheter qu’à faire."
— Adam Smith, économiste, Recherche sur la nature et
les causes de la richesse des nations, 1776
Les économies d’échelle ont rapidement conquis l’industrie. En effet, la plus grande part des automobiles artisanales a fait place aux véhicules produits à la chaîne, qui étaient accessibles à bien plus de gens. Ainsi, il était plus pratique pour une nation d’importer des voitures de constructeurs plus efficaces – comme le géant de Détroit, Ford – que d’en produire. Autrement dit, l’importation de voitures fabriquées à l’étranger valait le coût d’opportunité, soit renoncer à leur production nationale. Évidemment, le marché ne leur a guère laissé d’autre choix.
Après la guerre, le modèle T de Ford a commencé à dominer les marchés de l’automobile d’Alger à la Zambie. Ford avait ce qu’on appelle un « avantage absolu » dans la fabrication d’automobiles. La compagnie pouvait fournir une voiture fiable à un prix plus abordable que les entreprises d’autres pays. Pour de nombreuses nations, il était donc plus rentable d’importer des véhicules Ford et d’affecter leur main-d’œuvre à ce qu’ils faisaient de mieux, que ce soit l’extraction du nickel ou le tissage du coton. Ce changement de cap de la production représente une partie importante de « l’avantage comparatif », concept créé par l’économiste théoricien du 19e siècle David Ricardo. Les théories de ce dernier s’appuient sur celles de l’économiste du 18e siècle Adam Smith, une figure majeure de l’histoire de l’économie. L’avantage comparatif constitue l’une des assises de la pensée moderne sur le libre-échange.
David Ricardo et le vin britannique
David Ricardo est considéré comme l’un des plus grands théoriciens de l’économie. Étonnamment, les idées de Ricardo sur le libre-échange ne se basent pas sur des observations personnelles du fonctionnement de l’économie. Ses théories sont si judicieuses et si bien fondées sur le plan mathématique qu’elles sont toujours pertinentes aujourd’hui. L’avantage comparatif est la théorie qui a eu la plus grande portée. Subtile et compliquée, elle semble à première vue défier le sens commun.
Un pays […] peut, avec les produits de son industrie, faire venir du dehors le blé nécessaire à sa consommation, lors même […] que le blé y viendrait avec moins de travail que dans le pays d’où il tirerait son approvisionnement."
— David Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817
Selon Ricardo, sur un marché mondial libre, l’avantage économique d’un pays qui produit un bien ne réside pas nécessairement dans le fait qu’il peut le fabriquer à moindre coût. En fait, il faut tenir compte des avantages économiques auxquels un pays doit renoncer pour produire une plus grande quantité d’un même bien : le coût d’opportunité. Est-ce que vous me suivez? Non? Voici un exemple qui vous aidera à comprendre.
Ricardo a imaginé un scénario dans lequel l’Angleterre et le Portugal fabriquent seulement deux biens : du tissu et du vin.
- L’Angleterre a produit 2 000 unités de vin et 4 000 unités de tissu.
- Le Portugal a produit 4 000 unités de vin et 6 000 unités de tissu.
- Au total, 6 000 unités de vin et 10 000 unités de tissu ont été produites pour le marché.
Il semblerait qu’il soit inutile que le Portugal importe quoi que ce soit de l’Angleterre, n’est-ce pas?
Toutefois, si l’on regarde le coût d’opportunité de la production de vin de chaque pays, tout change. Essentiellement, un pays moins efficient peut profiter du libre-échange, non pas en tirant parti de ses meilleurs avantages, mais en déplaçant la majeure partie de sa production à un endroit où elle sera le moins désavantagée. D’accord, ça reste confus, alors examinons les chiffres :
- Comme la main-d’œuvre anglaise peut produire deux fois moins de vin que de tissu, l’Angleterre perd la possibilité de produire deux unités de tissu chaque fois qu’elle fabrique une unité de vin : il s’agit du coût d’opportunité de la production de vin en Angleterre.
- Comme la main-d’œuvre portugaise peut produire 50 % plus de tissu que de vin, le Portugal perd potentiellement une unité et demie de vin chaque fois qu’il fabrique une unité de tissu : voilà le coût d’opportunité de la production de tissu du Portugal.
Donc, compte tenu de ces coûts d’opportunité :
- Si l’Angleterre affecte la moitié de sa main-d’œuvre du secteur viticole à la fabrication de tissu, la production de tissu passerait de 4 000 à 8 000 unités.
- Si le Portugal affecte la moitié de sa main-d’œuvre du secteur textile à la fabrication de vin, la production de vin passerait de 6 000 à 8 500 unités.
Finalement, une plus grande quantité des deux produits seraient disponibles sur le marché mondial : 9 500 unités de vin et 11 000 unités de tissu. Le surplus de tissu de l’Angleterre pourrait être exporté au Portugal et le surplus de vin portugais pourrait être envoyé en Angleterre. Tout le monde y gagnerait.
Et si Spider-Man aime vraiment poser des carreaux?
Cela peut sembler étrange, mais on retire certainement de la satisfaction à construire quelque chose soi-même, même si le résultat est loin d’être parfait. D’ailleurs, pourquoi payer quelqu’un pour faire quelque chose que l’on peut faire soi-même, n’est-ce pas? Certes, mais à l’échelle nationale, ce raisonnement n’a guère de sens sur le plan économique.
À titre d’exemple, les gens pourraient être fiers qu’un avion de combat supersonique soit produit localement. Mais en fin de compte, la quantité énorme de ressources humaines et physiques nécessaires fait en sorte qu’il est bien plus raisonnable, d’un point de vue économique, de laisser la construction des avions de chasse aux pays plus spécialisés dans ce domaine. Cela libère de la main-d’œuvre qui peut se consacrer à un secteur plus rentable, comme la fabrication de produits pouvant être exportés aux pays qui construisent des avions de combat.
Chaque pays a différentes zones de production économique, et la planète aussi : certains endroits sont plus indiqués pour fabriquer des voitures (ou des pièces d’autos) et d’autres pour produire du sirop d’érable. Il existe peut-être un endroit plus propice à la naissance de superhéros, des héros qui engageront des gens normaux pour peindre leur salle de bains ou isoler leur grenier afin de s’atteler à la tâche de tous nous sauver des méchants et des génies malfaisants.
Pour en savoir plus, lisez l’article sur le libre-échange dans L’Économie claire et simple de la Banque du Canada et regardez la vidéo sur l’avantage comparatif.
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